De la nécessité de renforcer la justice environnementale

INTERVIEW Face au changement climatique, la justice environnementale est cruciale et joue un rôle clé dans les projets de coopération internationale, comme dans les Balkans, où elle permet de renforcer l’État de droit, la protection des citoyens et de l’environnement.

Avec Vincent Delbos,
magistrat honoraire, expert mobilisé par Expertise France sur différents projets justice

Qu’est-ce que la justice environnementale ?

La justice environnementale peut être entendue comme étant le traitement par les systèmes de justice de litiges environnementaux. Cela regroupe une grande pluralité de sujets, comme la lutte contre le changement climatique, les trafics de déchets, les pesticides, le partage des ressources en raréfaction comme l’eau…

Le nombre total d’affaires judiciaires liées au changement climatique a plus que doublé depuis 2017, selon les résultats publiés par le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et le Sabin Center for Climate Change Law de l’université de Columbia. Ce dernier recense dans le monde les saisines du Juge dans des affaires climatiques : 676 affaires à l’encontre des gouvernements nationaux ou locaux en 2022, 241 à l’égard de sociétés ou des personnes, hors Etats-Unis.
On peut estimer que les contentieux écologiques, ceux relatifs au climat, à la biodiversité, aux pollutions, représentent à l’échelle internationale 1 à 3 % de l’ensemble des contentieux traités par les systèmes judiciaires. Mais ce faible pourcentage n’est pas représentatif de la complexité que peuvent avoir ces affaires ; elles nécessitent des appréhensions spécifiques. Aux enjeux juridiques se superposent ceux de nature scientifiques, basés sur l’état de la connaissance à un moment donné. Par exemple, pour les pesticides, l’état des connaissances est très différent d’il y a 10 – 15 ans.

Une fois ce contexte posé, je pense qu’il serait intéressant de parler d’une justice du vivant, les sujets étant en effet tous imbriqués. La crise climatique, la perte de biodiversité, le développement des pollutions sont systémiques et remettent en cause le vivant. Selon le règlement climat de l’Union européenne, le changement climatique pose une menace existentielle. Pour certains scientifiques, cette influence de l’Homme sur son environnement nous a fait entrer dans une nouvelle ère : l’anthropocène.

Quelle place prend la justice environnementale dans les projets de coopération internationale ?

La place de cette justice est croissante, notamment parce qu’il existe une forte attente des citoyens vis-à-vis des systèmes judiciaires pour traiter les conflits qu’induisent les politiques publiques environnementales. Les arbitrages de ces politiques, menées à différentes échelles, ne sont en effet pas toujours équitables. Elles sont souvent sources de litiges dans leur mise en œuvre. Cela peut toucher, par exemple, des différends de voisinages exposés aux pesticides, touchés par la pollution urbaine, ou des entreprises concernées par la gestion des déchets, les polluants éternels, la pollution de l’eau…

Il faut donc repenser globalement les fonctionnements judiciaires dans cette approche. Pour ce faire, les magistrats doivent être formés à des champs nouveaux du droit, à l’instar des processus novateurs comme les phases de concertation préalable autour de projets à impact sur les milieux ambiants. Il est crucial d’appréhender de nouveaux concepts, comme la notion de réversibilité ou le contrôle des trajectoires suivies, et le bouleversement dans la hiérarchie des normes qu’ils impliquent (interpénétration des droits interne et international, place donnée aux instruments de droit souple). La définition du bien commun doit être une boussole pour les juges. Les décisions rendues par les systèmes de justice vont également avoir des implications multiples qu’il faut prendre en compte. Pour irriguer ceci, instaurer un dialogue transnational des juges est essentiel, et cela passe par la coopération internationale. Il est nécessaire que ces affaires soient traitées à la hauteur des attentes des citoyens dans leur saisine de la justice.

Quels sont les enjeux pour les pays des Balkans ?

D’un point de vue environnemental, dans la région des Balkans de l’ouest, les enjeux sont multiples. L’hiver, les villes de cette zone sont parmi les plus polluées du monde à cause notamment d’un parc automobile ancien ainsi qu’une économie qui n’est pas encore décarbonée, les émissions des nombreuses centrales électriques à charbon occasionnent des milliers de décès. À cette pollution s’ajoute la gestion des déchets. Leur collecte et leur traitement sont défectueux, insuffisants. Des situations dégradées qui menacent l’environnement et la santé des habitants. Les équipements de traitement des eaux usées sont également obsolètes, inadaptés aux standards européens alors que ces états ont des perspectives d’adhésion à l’Union européenne. Dans plusieurs pays de la zone, des contentieux ont été engagés contre plus d’une centaine de compagnies. La justice devient, pour les citoyens et les organisations non gouvernementales (ONG), une possibilité de résoudre les manquements et l’inaction des pouvoirs publics.

L’eau, son accès et son partage sont des gageures dans la région. Or, à cause des besoins énergétiques grandissants, une multitude d’infrastructures hydrauliques ont vu le jour sans que soient mis en œuvre les contrôles appropriés. La pression touristique génère un stress hydrique. Les questions relatives aux usages de l’eau, son égal accès et son prix sont l’objet de multiples procédures judiciaires.

Quels types d’actions sont mis en œuvre par Expertise France sur ce sujet ?

Le cœur de ce sujet repose sur la coconstruction de stratégies judiciaires de protection de l’environnement. Il est essentiel de développer et renforcer les capacités des systèmes judiciaires dans ce domaine. Pour ce faire, plusieurs types d’actions peuvent être conduits.
Il est indispensable au préalable de faire un état des lieux partagé avec les acteurs judiciaires pour constater les sources potentielles de ces litiges. Il faut connaître les contextes, les faiblesses et les failles, législatives ou dans l’organisation judiciaire, pour déterminer des priorités d’action et les leviers possibles. Il s’agit ensuite de les mesurer d’un point de vue quantitatif et qualitatif pour finalement établir des plans d’action efficaces, répondant aux enjeux et aux demandes des justiciables.
Pour composer des stratégies de protection judiciaire de l’environnement, la communauté judiciaire doit s’ouvrir au partage de connaissance auprès de toutes les parties prenantes : ONG, citoyens, milieux de la recherche… Elles représentent autant d’expertises qui sont nécessaires aux systèmes de justice pour faire face à la survenue de ces nouveaux contentieux, identifier les besoins voire développer des méthodes d’anticipation en cas d’un accident collectif environnemental, par exemple
Cela nécessite un important effort de formation. La coopération peut se déployer via la réalisation de guides méthodologiques, d’ingénieries de formations, d’accompagnements dans la réalisation de ces stratégies judiciaires. Cela va de pair avec l’introduction de dispositifs d’évaluation, d’analyse des performances et des résultats.
L’enjeu est démocratique, il repose sur la légitimité des systèmes de justice. C’est une opportunité pour les systèmes juridiques : la possibilité de renforcer les exigences du point de vue de l’éthique, de l’indépendance, de l’impartialité.

Pourriez-vous nous évoquer des projets caractéristiques ?

Les attentes sont fortes par rapport à l’implémentation du projet Expertise France/AFD Climate Environmental Justice Convergence in the Western Balkans. Ce dernier permettra une amélioration de l’accès à la justice et une meilleure efficacité de la participation des citoyens dans le domaine de la justice environnementale, pour une convergence vers les normes européennes, notamment en Albanie, en Macédoine du Nord et au Monténégro.

En Albanie, le début d’une initiative est en cours. La collaboration, engagée avec le Haut Inspecteur de la Justice, pourrait conduire à un travail thématique autour de l’évaluation les liens entre justice et problématiques environnementales, dans le cadre de l’approche en cours entre le programme EU4justice, la CEPEJ du Conseil de l’Europe et Expertise France.

En Amérique centrale et latine, il s’agit de déployer des efforts autour de la formation des juges et des procureurs. Il faut renforcer leurs capacités dans des contextes mêlant criminalité environnementale, atteintes à la biodiversité et lutte contre la corruption et le crime organisé.

Pourriez-vous évoquer le triptyque sur lequel s’appuie Expertise France pour appuyer à la mise en œuvre d’une protection effective de l’environnement ?

Les trois concepts de ce triptyque, « prévenir, sanctionner, réparer », forment un ensemble interdépendant et constituent une approche intégrée. C’est le socle de la protection judiciaire de l’environnement, reconnue dans les enceintes internationales grâce à l’impulsion de la France.
Il fait écho à la séquence « éviter, réduire, compenser » qui oriente l’élaboration des politiques publiques environnementales.
Prévenir d’abord. Cela nécessite que la Justice puisse avoir un mode d’intervention en amont des contentieux, comme la médiation. Il est essentiel que la justice soit accessible et l’information disponible pour permettre aux citoyens de se renseigner sur les projets susceptibles de nuire à l’environnement et, si nécessaire, engager les recours appropriés, notamment par le déploiement de points d’accès à la justice environnementale. Il s’agit aussi de mettre en œuvre des procédures d’urgence pour stopper des troubles écologiques.
Sanctionner ensuite. La sanction intervient lorsqu’une faute a été commise. Il est nécessaire d’établir alors une responsabilité pénale, administrative ou civile. Cette sanction doit être pensée avec sa dimension préventive, pour limiter la réitération. Pour sanctionner justement, avec efficacité et de façon acceptable, il est primordial de disposer d’enquêtes et d’investigations de qualité ou d’une expertise solide pour constituer un débat contradictoire, impartial et transparent.
La réparation pour terminer. À la suite d’une destruction ou d’une dégradation, il faut remettre en état. Cela peut se traduire en termes financiers, prendre la forme d’une réhabilitation des milieux détériorés ou la réparation de préjudices spécifiques. Mais d’autres formes sont possibles comme la réparation en nature.

Pour conclure, je dirais que l’implication d’Expertise France sur ces sujets est essentielle. Pour renforcer l’État de droit, sa légitimité ainsi que les systèmes juridiques et judiciaires, les acteurs clés de ce secteur doivent s’emparer, sans hésiter, de ces questions.

Propos recueillis en mai 2024.

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