« La souveraineté digitale permettra aux pays de sortir de la pauvreté »

INTERVIEW Expertise France se mobilise pour accompagner ses pays partenaires dans le déploiement de l’intelligence artificielle (IA) pour que celle-ci soit vectrice d’un développement économique durable, inclusif et attractif.


Avec Maha Jouini,
autrice et fondatrice du Centre africain pour l’intelligence artificielle et la technologie numérique


et Seydina Ndiaye, enseignant chercheur en intelligence artificielle à l’Université virtuelle du Sénégal

Comment définiriez-vous l’intelligence artificielle (IA) ?

M. J. Avec l’IA, les machines sont dotées d’une conscience et commencent à prendre des décisions à la place des êtres humains, elles ont le pouvoir d’agir.

S. N. L’IA est la capacité qu’on donne aux ordinateurs d’avoir un comportement qui ressemble à un comportement humain.

Quelles opportunités offre l’IA pour les économies en développement ?

S. N. L’IA peut être très bénéfique pour les économies en développement. Certaines technologies nécessitent moins de ressources que d’autres, tout en utilisant une IA assez évoluée, qui peut être adaptée pour répondre aux problèmes spécifiques locaux. Par exemple, dans le champ de la santé, la start-up sénégalaise KERA permet de diminuer le temps de face-à-face entre le patient et son médecin, en collectant un ensemble de données en amont qui facilitent un premier diagnostic. Dans le secteur agricole, nous avons au Sénégal un projet qui permet de cartographier les cultures de riz et d’en estimer les rendements.
Néanmoins, ces économies en développement font face à des défis techniques : les infrastructures, les télécommunications et les énergies par exemple restent très coûteuses. La plupart des données sont, elles aussi, chères à acquérir, à stocker ou encore à traiter, cela crée une certaine disparité dans l’accès à ces données. Il faut pouvoir mettre en œuvre suffisamment de capacités de calcul, de stockage et un minimum d’encadrement pour utiliser de façon sûre et éthique les technologies de l’IA.

L’IA peut avoir un effet levier important et accélérer certaines actions.

Comment l’IA peut-elle être un levier d’inclusion ?

M. J. L’IA n’est pas aujourd’hui un levier d’inclusion, elle est le miroir d’une réalité inéquitable, faite de stéréotypes et de préjugés. En Afrique, les femmes n’ont pas accès aux études, elles n’ont pas accès à Internet et vivent souvent dans la précarité : la digitalisation en marche n’est absolument pas équitable, nous sommes moins de 20 % de femmes expertes en IA d’après l’Unesco.
L’IA pourra être un levier pour les femmes et les jeunes lorsqu’elle sera dotée d’une bonne gouvernance. C’est la souveraineté digitale qui permettra aux économies en développement de sortir de la pauvreté, de créer des opportunités de développement et de minimiser leurs dettes. Sans cette souveraineté, nous vivrons la colonisation digitale et l’IA renforcera le contrôle des sociétés de big data sur notre économie.

Comment l’IA peut-elle encore être utilisée pour atteindre les ODD ?

S. N. L’IA peut avoir un effet levier important et accélérer certaines actions. Pour l’instant, si on fait une cartographie des projets autour de l’IA et relatifs aux Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies, la plupart se limitent à trois secteurs, l’agriculture, la santé et l’éducation, parce que ce sont les plus lucratifs. Il faut faire en sorte que les travaux se développent aussi dans d’autres domaines pour le bénéfice des populations.
Il est nécessaire également de sensibiliser les pays en développement à ce sujet pour qu’ils profitent des opportunités qu’offe l’IA.

Quels principes éthiques devraient guider le déploiement de l’IA ?

M. J. Une bonne gouvernance est fondamentale. Nous sommes dans une course contre la montre : nous poussons pour développer les systèmes de communication et l’accès à Internet dans les régions les plus reculées alors que l’ère de l’IA a déjà commencé. Là où la transformation digitale n’est pas complète, en Afrique, dans les pays arabes, l’IA a besoin d’un cadre institutionnel, de stratégies et de politiques nationales, de textes législatifs, à l’instar de lois encadrant la cybercriminalité ou la sécurisation des données. Chaque pays doit pouvoir développer ses propres solutions pour intégrer l’IA, mettre en œuvre ses propres systèmes de codages et de régulation. Pour cela, nous avons besoin de davantage de formations.

Comment assurer la compréhensibilité de l’IA pour les non-spécialistes ?

M. J. Il faut démocratiser l’IA. Pour ce faire, les économies en développement doivent créer leur propre langage, leurs propres définitions de l’IA et de sa gouvernance. Nous sommes à l’ère de la quatrième révolution industrielle, l’IA est l’affaire de tous, elle a aussi besoin des philosophes, des sociologues, des cadres juridiques voire des religieux.

Propos recueillis en mai 2024.

À lire aussi